Sur mes yeux est un magnifique spectacle conté et musical écrit et interprété par Elie Guillou. C’est au Festival du Chainon à Laval que j’ai eu la chance de le voir il y a quelques semaines. Pour être tout à fait honnête, je devrais dire que c’est au Chainon que j’ai ENFIN pu croiser le chemin de ce spectacle qu’un karma taquin m’avait jusque-là seulement permis de frôler. Comme quoi, il ne faut jamais désespérer !
C’est un spectacle dont on se souvient longtemps.
Un spectacle que l’on transporte avec soi et auquel on repense chaque fois que l’actualité nous rappelle que guerre et paix se côtoient partout sur la planète, à deux pas de chez nous, voire devant nos yeux. Sur mes yeux aurait d’ailleurs peut-être pu s’appeler Sous nos yeux… Elie Guillou y raconte l’histoire d’une mère et d’un fils au cœur du Kurdistan turc. Mais au-delà, c’est peut-être aussi l’histoire de tous les peuples opprimés et persécutés du Moyen-Orient (et d’ailleurs) qu’il évoque. L’histoire universelle et intemporelle d’enfants qui veulent grandir et être libres et de mères qui tentent de les protéger et de les préserver de la guerre en les chaussant de baskets trop grandes. Le récit de peuples qui doutent et d’autres qui se battent pour leur survie.
Le spectacle est tour à tour drôle, tendre, intense et tragique
Il est par ailleurs ponctué de merveilleux moments musicaux qui viennent faire écho au récit. Composés par Babx et Grégory Dargent, les morceaux sont brillamment interprétés sur scène par Pierrick Hardy à la guitare, David Neerman au piano et Julien Lefèvre au violoncelle (souviens-toi, je t’avais déjà parlé de Julien là et il accompagne régulièrement des artistes comme L – Raphaële Lannadère, Fred Nevché ou Alexis HK !). Les mélodies s’accordent parfaitement au récit et nous embarquent vers les territoires agités du Moyen-Orient.
Après avoir vu le spectacle, j’ai eu envie de poser quelques questions à Elie. Voici le résultat de nos échanges :
Pourquoi et comment t’est venue l’envie de raconter cette histoire ?
Ce spectacle est né de six années de voyages et de réflexion autour de la situation des Kurdes au Moyen-Orient. Initialement, je suis parti pour rencontrer les Dengbejs, les chanteurs-conteurs Kurdes, qui faisaient écho à la notion de chanteur public que j’explorais à ce moment-là, en 2012. Une fois sur place, à Diyarbakir, j’ai vu la répression de l’État turc sur la population qui m’a profondément ébranlé.
De retour en France, j’ai vécu l’impossibilité de communiquer la complexité et l’intensité de mes sentiments. J’essayais d’expliquer mais ça ne suffisait pas. Dans le regard de ceux qui m’écoutaient, je voyais que la tragédie que j’avais vue se réduisait à un simple fait divers. J’ai donc multiplié les voyages pour creuser cette question. Et au bout de plusieurs années, sur une proposition de Christophe Adriani, le directeur du théâtre d’Ivry-Antoine Vitez, j’ai commencé à réfléchir à un spectacle qui pourrait rendre compte de cette situation.
Comment cette idée s’est-elle concrétisée dans la forme ?
Je voulais de la sobriété. Le sujet est d’une telle complexité, d’une telle gravité aussi, qu’il était inenvisageable pour moi d’avoir une forme trop riche, dans laquelle la forme ferait écran au fond. Je voulais une forme qui soit un canal, une fenêtre ouverte, mais pas une démonstration de savoir faire. J’ai donc fait appel à des collaborateurs que je savais capables à la fois de justesse et de dénuement : Hassan El Geretly, le metteur en scène, Babx et Grégory Dargent, les compositeurs, Cecilia Galli à la scénographie, Pierrick Hardy, Julien Lefèvre et David Neerman, les trois musiciens et Juliette Romens à la lumière. Tous ont compris cette nécessité d’être minimal mais dense dans l’expression.
Finalement, je crois que la lumière, la musique, les mots et l’image laissent beaucoup de place à l’imagination du spectateur. C’est lui, au final, qui forme les images et qui tire les conclusions.
Quelle a été ton approche pour écrire le texte ?
J’ai beaucoup travaillé pour me purger de tout effet de style. Avant ça, j’avais une forme plus baroque avec une gourmandise du mot, de la formule… J’ai tout jeté. Il ne reste que des phrases courtes et descriptives. J’ai essayé de retrancher mon point de vue pour faire exister les contradictions, les tensions entre les personnages qui sont bien plus riches que ce que je pourrais dire, moi, de cette situation.
Comment te situes-tu entre le conte, le théâtre, la musique et la chanson ?
Je ne me situe pas ! J’essaie de laisser le sujet choisir la forme qui lui convient. Bon, la chanson, ça semble être une affaire classée… pour le moment du moins. Depuis la sortie de mon dernier disque en 2014, je n’en ai écrit qu’une seule, pour ce spectacle d’ailleurs. Mais on l’a enlevée dès les premiers jours de répétition ! Aujourd’hui, je me considère plutôt comme un écrivain. J’ai deux livres sur le feu et le texte de la pièce va être édité. Écrire, c’est vraiment ce que je préfère.
Par contre, lorsqu’il s’agit d’une forme scénique, j’utilise bien sûr mon passé de musicien pour faire dialoguer le récit et la musique. Mais je ne compose rien. Je fais appel à un compositeur que je choisis avec soin, avec une idée très précise du lien que je veux établir entre sa personnalité et la mienne.
Le choix de Babx, par exemple, était dû au fait qu’il connaisse à la fois la musique du monde et le rock et qu’il sache créer une esthétique très dépouillée. Je savais aussi qu’il serait capable d’exprimer la violence que le sujet demande. Car, quoi que je fasse, ma voix et mon visage adoucissent le propos. C’est peut-être un atout, parce que je peux dire des choses très violentes sans que ça soit insupportable. Mais ça peut aussi être un inconvénient car il faut parfois que le spectateur reçoive la tension et la violence telle qu’elle est.
Quant à la situation entre conte et théâtre, c’est une question que je ne me pose pas ! Je dis ce qui me semble juste et je laisse le soin à ceux qui font partie de ces différents milieux de décider si ça les concerne ou non.
En tout cas, ce qui est certain, c’est que chez Devine où je suis, on se sent totalement concerné par ce spectacle !
La musique est belle, l’histoire est forte, le texte est merveilleusement écrit… Alors on croise les doigts très fort pour qu’il puisse voyager loin et longtemps. Et quelques dates sont déjà programmées :
Le spectacle se jouera par exemple le 24 novembre 2018 à Montreuil sous bois (93) et le 21 mars 2019 à Lignières (18) dans la très belle salle des Bains-Douches pour laquelle Devine où je suis a beaucoup d’amitié, voire de tendresse.
Tu peux aussi trouver plus d’informations ainsi que les autres dates de Sur mes yeux ici.
Mais je ne résiste pas à l’envie de remonter un peu le temps avant de terminer cet article.
Au commencement, Elie Guillou était chanteur. C’est d’ailleurs dans ce rôle-là que je l’ai connu. Ça se passait en 2009 sur la jolie petite scène du Chantier des Francos à La Rochelle. Le garçon fourmillait déjà de mille idées et promenait sa tignasse frisée sur des chemins singuliers toujours personnels et originaux.
Chanteur public, il mettait sa plume, sa guitare et sa voix au service de quiconque avait besoin d’une chanson pour une occasion spécifique : naissance, déclaration d’amour, réunion syndicale, déménagement, ….
Créateur du Lavomatic Tour, il organisait des scènes ouvertes dans les laveries : le temps d’une machine, les participants de tous horizons venaient y partager leurs créations (chansons, musiques, textes, sketches, …).
Marcheur-chanteur, il se lançait avec le Paris-Brest, dans une tournée à pieds de 650 km reliant les deux villes en 30 jours et 30 concerts. Une tournée qui donnera ensuite lieu à un spectacle et un album.
Et puis il y eut aussi Rue Oberkampf, spectacle chanté et conté. L’histoire romancée de la quête semée d’embuches d’un chanteur débutant qui pourrait être Elie Guillou et qui rêve de faire salle comble au Bataclan.
Voilà, je crois que je vais terminer mon article comme ça, simplement, sans rien ajouter, sinon une pensée de mi-novembre pour le Bataclan. Celui dont rêvait le héros d’Elie Guillou.